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femme ni n’habitait jamais mes rêves, ni n’éveillait en moi quelque désir. Encore moins me tentaient les filles après qui je voyais presque tous mes camarades courir. Mais comme, alors, je ne soupçonnais guère que je pusse désirer d’autres êtres, ni même que d’autres êtres pussent être authentiquement désirés, je me persuadais du mérite de mon abstinence, m’exaltais à l’idée d’arriver vierge au mariage, et me glorifiais d’une pureté que je ne pouvais croire trompeuse. Ce n’est que lentement que je parvins à me comprendre ; je dus m’avouer enfin que ces blandices tant vantées, auxquelles je me flattais de résister, n’étaient pour moi d’aucun attrait.

Ce que j’avais tenu pour vertu n’était donc rien qu’indifférence. Voici ce qu’une jeune âme un peu noble ne saurait reconnaître sans un déboire affreux. Seul le travail venait à bout de ma mélancolie ; elle décolorait, assombrissait ma vie ; je me persuadai vite que j’étais impropre au mariage et, ne pouvant rien avouer à ma fiancée des causes de ma tristesse, mon attitude auprès d’elle devint de plus en plus équivoque et embarrassée. Pourtant les quelques expériences que je voulus alors tenter au bordel me prouvèrent bien que je n’étais pas impuissant ; mais, du même coup, achevèrent de me convaincre.

— Vous convaincre de quoi ?

— Mon cas me paraissait des plus étranges (car pouvais-je me douter alors qu’il est fréquent ?). Je me voyais capable de volupté ; je me croyais incapable, à proprement parler, de désir. Né de parents très sains, j’étais solide et bien bâti moi-même ; mon aspect ne racontait pas