Page:Gide - L’Immoraliste.djvu/99

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quement, le jour où je me mis pour la première fois nu sur la roche, cette barbe me gêna ; c’était comme un dernier vêtement que je n’aurais pu dépouiller ; je la sentais comme postiche ; elle était soigneusement taillée, non pas en pointe, mais en une forme carrée, qui me parut aussitôt très déplaisante et ridicule. Rentré dans la chambre d’hôtel, je me regardai dans la glace et me déplus ; J’avais l’air de ce que j’avais été jusqu’alors : un chartiste. Sitôt après le déjeuner, je descendis à Amalfi, ma résolution prise. La ville est très petite : je dus me contenter d’une vulgaire échoppe sur la place. C’était jour de marché ; la boutique était pleine ; je dus attendre interminablement ; mais rien, ni les rasoirs douteux, le blaireau jaune, l’odeur, les propos du barbier, ne put me faire reculer. Sentant sous les ciseaux tomber ma barbe, c’était comme si j’enlevais un masque. N’importe ! quand, après, je m’apparus, l’émotion qui m’emplit et que je réprimai de mon mieux, ne fut pas la joie, mais la peur.