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AVÈNEMENT DU ROMAN FEUILLETON

hypothèses les plus contradictoires concernant cette suite, s’empressait d’acheter la revue, s’il n’était abonné. Et la vente marchait, marchait. Cette invention était due au docteur Véron. Il la mit en pratique dans sa Revue de Paris.

Mais le besoin maladif de s’enivrer de fictions gagnant de plus en plus les petites classes bourgeoises et populaires, il fallut songer à étendre le procédé. Emile de Girardin, qui avait une idée par jour, eut celle d’appliquer l’initialive prise par Véron à la presse quotidienne. Son journal, la Presse, inaugura, au milieu d’un grand tapage de réclame, le feuilleton de chaque jour consacré au roman. Peu après, E. Sue vendait ses Mystères de Paris au Journal des Débats pour 100,000 fr. selon les uns, pour 50,000 selon d’autres.

Il est impossible de ne pas reconnaître dans celle innovation fameuse, — reflet, sans doute, de la démocratisation sociale, — une cause de la démocratisation littéraire du roman. Les rédacteurs sérieux des journaux graves furent débordés. Les lecteurs venaient si nombreux, les plus petits mordaient si goulûment à l’hameçon, le Pactole coulait si abondamment dans les caisses directoriales, que toutes les digues furent rompues. Aux habiles de la première heure, aux Sue, aux Dumas, aux Soulié, aux P. de Kock, aux Féval, aux Ponson du Terrail, se mêlèrent ou succédèrent les plus grossiers et les plus éhontés imitateurs. Une banalité baroque déshonora des élucubrations aussi immorales qu’esthétiquement condamnables. Les invraisemblances naissaient de la rapidité exigée, et passaient à la faveur de l’étonnement provoqué. Les sujets étaient pris au hasard,