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AVÈNEMENT DU ROMAN FEUILLETON

tard, combien s’est étendu ce besoin de spécialisation dans le roman.

Il est impossible d’établir sans conclusions sévères le bilan du roman-feuilleton. Si la fiction y a gagné de pénétrer, à la faveur de l’entraînement universel, parmi de nouvelles classes de lecteurs, elle y a perdu énormément de sa valeur littéraire. Au lieu de viser à réjouir les délicats et à mériter l’estime des lettrés en faisant œuvre d’art, en châtiant leur style et en creusant leur invention, les auteurs se sont livrés aux caprices tyranniques d’une masse aveugle. Ils n’ont pas songé à former le goût, à faire prévaloir l’idéal ou l’observation. Ils n’ont pensé qu’à plaire, à enrichir le journal qui leur donnait l’hospitalité et à « s’arrondir » eux-mêmes : ils sont devenus les courtisans du public, dont ils ont épousé toutes les passions. La sensiblerie prit la place du sentiment, l’affectation celle du naturel, la trivialité celle de l’humour. Les romanciers doués d’une âme artiste furent contraints de borner désormais leur ambition aux suffrages restreints d’une élite hautaine, comme fit Mérimée.

Au premier rang des maîtres du feuilleton, nous trouvons les noms d’Alexandre Dumas père et d’Eugène Sue. La manière du premier a été caractérisée à propos du roman historique. Quant à Eugène Sue, il nous arrêtera bientôt, quand nous parlerons du roman social.

Bien que la plupart de ses productions n’aient pas paru d’abord en feuilletons, l’espèce de lecteurs auxquels s’adressa uniquement P. de Kock nous décide à le nommer ici.