Page:Gillet - Histoire artistique des ordres mendiants.djvu/322

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s’achève, et Poliphile s’éveille au chant du rossignol.

Tel est ce livre singulier, — plus singulier encore si l’on songe qu’il est l’œuvre d’un religieux, dont rien ne prouve qu’il n’ait pas été un bon chrétien. Toute la philosophie de la Renaissance, tout son naturalisme s’y trouvent concentrés. Mais ce ne serait encore que du Pantagruel (soixante-dix ans d’avance), et il manquerait à l’ouvrage son caractère italien, s’il n’y avait un trait qu’il faut bien appeler par son nom : ce roman d’antiquaire est imprégné de volupté. On y trouve à chaque page une chose totalement absente de Rabelais : le sentiment le plus libre, le plus vénitien de la beauté ; tout le poème respire un souffle d’ambroisie.

Un passage, qui n’a son prix que pour qui a vogué sur la lagune de Venise, résume à cet égard le sens du Poliphile. À un certain endroit, le couple voyageur descend au rivage de la mer. Une barque, « étoffée de maintes choses exquises », et menée par six vierges expertes à ramer, accoste sur l’arène et reçoit les amants. « Poliphile monte avec s’amie, dit la vieille version française ; par quoy Amour fait soudain voile, étendant ses ailes dorées embellies de toutes couleurs. Durant le navigage, les dieux et déesses marines, nymphes, tritons et autres monstres font honneur et révérence à Cupido, et le reconnaissent pour seigneur. » Et la barque divine, frappée par les brises amoureuses, vogue sur la mer glauque et aborde à Cythère.

Vous l’avez reconnue, cette nacelle du nocher Eros : c’est celle qui, dans la merveille de Watteau, mène au bonheur (à son mirage ?) les pèlerins de l’Embarquement. Quand il ne survivrait du livre que ce thème immortel, Frère François Colonna serait un grand poète, le créateur d’un des symboles, d’un des mythes les plus