Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tues et tu te réjouis ; toutes tes lettres sont pleines de cette joie et de cette tuerie ; tu tues des amants et des fils, c’est ton devoir, et tu te réjouis. Tu ris, tu chantes, tu es brave et heureux. Et c’est pour cela, André, que je t’écris. Parce que je ne veux pas, à ton retour que tu me tues, comme tu les tues là-bas. Je veux faire mourir mon cœur toute seule, avec fierté, sans ton aide ; et quand tu reviendras, tu pourras me regarder de ton insolent regard adoré : il n’aura plus un spasme, il sera mort. Je viens te dire adieu. Ce ne sera plus moi que tu trouveras ici, dans la sombre Belgique encore pantelante de son martyre : moi, c’était un rayon de cheveux et d’âme blonde, l’éclat de la chair et de la joie instinctive ; moi, c’était la femme à qui tu avais fait signe et qui était venue ; moi, c’était ton plaisir, la moitié de ta vie frivole, une petite chose de gaieté et de rire, trois pieds de dentelle et de tulle, une bouche rose à baiser, oubliée aussitôt, reprise par habitude de chair, par mince frisson de désir… Oh ! je le sais, tu ne m’as jamais offert ni promis autre chose, tes yeux n’ont jamais glissé jusqu’à mon âme, c’est mon corps seul que tu convoitais, l’ivresse de boire dans mes yeux, sur mes dents, la lumière de mon rire flambant. Tu te rappelles, le jour où tu as commencé de m’aimer ? C’était à la campagne, chez Dine, dans le tapage