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L’ANTIGONE DE SOPHOCLE

Son Créon en effet est un homme, et non pas un simple tyran de théâtre, tel que l’est, par exemple, dans l’Hercule furieux, le Lycus d’Euripide, sorte de masque banal que le poète n’anime pas, même en lui prêtant son esprit raisonneur et son goût de subtilité. Chez Créon, au contraire, il y a ce mélange d’erreur et de vérité, de mal et de bien, qui est la condition de la vraisemblance dramatique. Il raisonne, lui aussi ; mais sous ses raisonnements on sent la passion personnelle qui se raidit d’avance contre une résistance prévue. — Remarquons que, s’il ne prévoyait pas une résistance à ses ordres, il ne prendrait pas le ton de la menace et ne ferait pas surveiller le corps de Polynice. — Son cœur dur et orgueilleux n’est fermé ni aux sentiments que réclame la patrie, ni surtout à ceux de la famille. C’est un chef d’État ayant conscience de ses devoirs, et c’est ce qui fait que Démosthène put emprunter à son rôle, joué autrefois par Eschine, les vers qu’il imagina de réciter devant le tribunal en guise d’attaque contre son ennemi politique. C’est aussi un père et un époux ; il est cruellement frappé dans ses affections, et par tout cela il nous inspire un certain degré d’intérêt, que Sophocle a voulu d’autant plus lui ménager que la pitié devait être l’émotion dominante au dénouement. Tels sont les calculs de cet art mesuré et puissant, où les nuances et la force s’unissent