Aller au contenu

Page:Girard - Contes de chez nous, 1912.djvu/156

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
– 156 –

Ils étaient six. En comptant bien, cela faisait donc six rasades. Pas un, en effet, qui ne se fît un point d’honneur d’y aller de son écot. Et comme les connaissances, se lient plus facilement le long du comptoir d’un bar que sur la grande place du marché où s’achètent la viande et les légumes pour la femme et les mioches, les buveurs, à la fin ne savaient plus à qui c’était « mon tour » et vidaient leurs minces goussets avec un bon vouloir digne d’un meilleur sort.

Avec le geste d’un grand seigneur, Leroux venait de jeter négligemment son dernier écu sur le comptoir.

Il se souvint alors que le matin, à la maison, sa fille lui avait rappelé en tremblant qu’il n’y avait plus ni charbon, ni bois, que la dernière miche de pain commençait à durcir, et que les deux petits seraient bien heureux si Santa Claus ne se faisait pas trop tirer l’oreille pour laisser tomber n’importe quoi dans leurs deux paires de souliers éculés.

Le père avait promis d’y voir.

Alors l’ivrogne, les pommettes sanguinolentes, la trogne violacée, la barbe sale encore toute humide d’alcool, l’œil mort et larmoyant, mal peigné, sortit de l’assommoir comme un bœuf que la masse a mal achevé.

— Des étrennes, dit-il, entre deux hoquets, c’est bon pour les riches, ça !… Les pauvres, ça n’a même pas de quoi se mettre dans le ventre !… Et puis est-ce que ça se réchauffe pas comme les chiens, à trembler ?…

Et titubant comme une barque désemparée, donnant