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Page:Girard - Contes de chez nous, 1912.djvu/93

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din, qui jouent comme des pieds !… Cher Monsieur Moreau, que vous avez dû trouver cela ennuyeux de jouer avec des gens qui ne connaissent rien !…

Ailleurs, c’était pire :

— De grâce, Monsieur, me demandait-on avec des yeux suppliants, montrez-nous donc le bridge !… On ne parle que de vous dans le village.

Alors, je devenais professeur de bridge.

J’en perdis le sommeil, le boire et le manger. Mes nuits étaient assaillies de cauchemars. Cartes et chiffres s’alignaient à l’infini. C’étaient des batailles entre le rouge et le noir.

Une fois, j’avais édifié un gigantesque château de cartes. Avec ma Suzette, j’allais en franchir le pont-levis, quand un Barbe-Noire monstrueux, sortant des profondeurs des forêts voisines, d’un coup de pouce abattit le château, nous ensevelissant, Suzette et moi, sous les décombres. Je ne fus jamais si narri qu’à mon réveil : moi qui croyais en avoir fini avec le bridge.

— Mais, interrompit Plançon, rien ne t’empêchait de déguerpir et d’aller finir tes vacances ailleurs ?

— Rien ! s’écria Charles avec transport, et que faites-vous de ma Suzette ? J’aimais à la folie la fille du notaire. Je ne pouvais me résoudre à la quitter. Sa pensée me hantait partout. Et cependant, me croirez-vous si je vous dis que, depuis dix jours que j’étais arrivé, je n’avais pas encore réussi à lui adresser la parole, encore moins à lui déclarer de quels feux je brûlais pour elle, pour sa taille onduleuse, ses cheveux d’or, ses yeux d’améthyste, et sa voix de sirène…