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RETOUR D’ALSACE

Je suis habitué à ces fantaisies d’officiers. À la caserne, on est fréquemment convoqué par un capitaine inconnu qui veut connaître sans délai l’horaire des paquebots pour la Chine, en passant par ce qu’il appelle l’Australasie, ou le programme du doctorat en droit. Nous bavardons, le dos tourné à la France, à nos amis. Il se félicite, puisqu’il devait y avoir la guerre, d’avoir préparé la licence d’histoire. Le soir est venu. Il se lève une grande lune ronde, un grand plateau d’étain que doivent considérer avec amour, en ce moment, l’artilleur à barbe noire et le ténor. L’Angélus sonne, dans un village où notre armée n’est pas encore, car notre premier soin, dans chaque clocher, est de couper les cordes. Les reflets du couchant, le vent de la mer nous viennent aussi ce soir de chez nos ennemis, de l’Est, du Rhin. Douce soirée où l’on pouvait encore croire — à la rigueur, le calcul des probabilités cédant à une chance inouïe — qu’il n’y aurait pas de morts pendant la guerre. Nous parlons sans ménagement de cette paix qui fut jusque-là la seule dangereuse, des deux ou trois camarades communs qu’elle a fait périr, Revel, mort subitement en tramway, dans sa première redingote, civil qu’il était ; Manchet, mort à Mayence, déjà prisonnier là-bas d’un professeur qui l’avait présenté à la fille de Bedecker. Nous