Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/205

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Anglais dépassait au moins d’un celui des marines du monde réunies. La loi des deux tiers valait pour les corps de marins anglais, de chiens caniches anglais, autant que pour les cuirassés. Au premier coup de canon qui déchirait à fond mes flots, John Smith m’arrivait, comme sous la charrue en Berry un crâne gaulois ; un corps gonflé, une éponge passée sur l’Angleterre, avec un relent de gin, un buvard sur ces mots de Kelly et de Molly ; un de ces corps anglais, d’une densité plus faible que celle de l’eau de la mer, huile calmante qu’on répand autour des bateaux dans la tempête ; un Anglais mort noyé… Mais l’idée de John Smith mort noyé, au lieu de troubler, donnait presque autant de calme et de confiance en le destin que celle d’un Florentin mort poignardé ou d’un Suisse mort centenaire.

La nuit tombait, les oiseaux les plus acharnés, gagnés par le sommeil, s’envolaient de notre groupe, allaient mettre sous leur aile le bec qui avait becqueté un humain, et bientôt je fus seule avec lui. Je ne pouvais me résoudre à le tirer jusqu’à l’une de ces baignoires de corail que je lui désignais comme tombe. La lune se levait et le repassait et l’argentait comme un objet de toile. C’était le premier homme, après mon grand-père, que j’eusse jamais veillé de ma vie ; je n’a-