Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/250

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et qui portent les êtres les plus lointains, une pirogue d’abord, ou au contraire un yacht. Je suis au carrefour du bonheur le plus raffiné ou de l’âge de fer. Au lieu du faible écart que fait l’aiguille pour les jeunes filles en France entre un officier et un fonctionnaire, elle marque ici l’écart complet : un milliardaire ou un sauvage. Ce n’est plus entre un roux et un brun, entre un petit à ceinture de gymnastique qui préfère le bordeaux et un grand à cache-col marqueté qui préfère le bourgogne que je me sens balancée, mais entre deux races séparées de vingt mille ans, entre la jeunesse et la vieillesse du monde, entre un lit d’herbes au troisième étage à droite d’un arbre géant, avec la panthère apprivoisée sur le palier, les crânes vides en sonnettes à la troisième branche à droite, et tout le lin et la soie de New-York ; — à moins encore que l’homme n’arrive de cette île de forçats qu’on m’a dit voisine, un évadé avec des œufs durs dans des journaux… À la vie avec un sauvage, préférerais-je la mort ? Un sauvage que je ne tutoyerais jamais, auquel enfin j’accorderais, aux yeux de ses frères, cette demi-divinité que je refuse aux démons de l’île, qui croirait vraiment que je le rends immortel, et que le jour de sa mort (ce serait le plus dur), je feindrais de ne plus aimer et de punir ?… Et cet Anglais poli qui