Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/10

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— J’aimerais, lui répondis-je en touchant son verre du mien, vous entendre développer cette thèse.

Et je bus et je remplis mon verre de nouveau, pour avoir le plaisir de voir petiller la mousse.

Il prit l’air d’un homme résolu à faire pénétrer la foi dans l’âme de son interlocuteur, fût-ce avec le concours de quatre hommes et de leur caporal.

— Dites-moi, Laudon, de bonne foi, qu’avons-nous fait depuis ce matin où nos yeux se sont ouverts à la lumière du jour ? Ne sommes-nous pas montés sur le bateau à vapeur à Lucerne par une jolie matinée fraîche, humide, assez frissonnante pour nous donner à souhaiter le soleil et ses rayons ? Je ne vous rappellerai pas les beautés agrestes du lac, de la chapelle de Guillaume Tell, ni de Guillaume Tell lui-même, bien que nous dussions peut-être un tribut d’hommages au pays hospitalier dont les auberges nous ont déjà remis tant de notes. Mais, tout compris, avouez-le, l’ombre d’un souci nous a-t-il approché pendant le temps que nous avons mis à traverser ces ondes pittoresques où les quatre libérateurs de la Suisse se sont donnés tant de mal, et où Schiller, dans son drame, et Rossini, dans sa musique, ont réussi, à trouver de si belles choses ? Non ! Laudon, ne soyez pas ingrat, ne niez pas l’évidence ; votre esprit n’a pas été couvert du moindre nuage, ni noir ni gris, pendant cette heureuse traversée.

Je sursis à plonger un biscuit dans mon vin, pour donner mon plein assentiment à ses paroles. Mais il ne me laissa pas le temps de développer mon approbation et poursuivit avec un surcroît de gravité :

— Depuis Fluelen jusqu’ici, je ne crains pas de le dire, ce fut un crescendo de félicité.

— Oui, sans doute, exécuté dans une atmosphère où