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la poussière abondait plus que l’air vital, et où des tourbillons de mouches se sont livrés au jeu du djérid sur nos personnes.

— Ingrat ! s’écria Lanze, rentrez dans votre vie de Paris et ne profanez pas de votre présence…

— Voyons, dis-je à mon tour, j’ai eu tort, j’en conviens et je fais le bel esprit mal à propos. Je pense comme vous. Je suis ravi. Faut-il vous parler de ces pentes du Saint-Gothard, toutes couvertes de leurs méandres, sur leurs crêtes, des buissons roses de ces rhododendrons en fleur ?

— Vous rappelez-vous, s’écria-t-il, ce pont du Diable, la Reuss, affolée, dispersant, dissipant son écume à des hauteurs si grandes, tandis que les masses sombres de ses eaux compactes comme des lames d’acier, plongeaient courbes dans les chutes du lit sonore de la rivière, et se relevaient courant au loin, échevelées en longs rubans d’argent ?

— Et ces gorges de rochers immenses, démantelés, noirs, farouches, aboutissant à des vallées d’un vert si gai et si calme ?

— Et ces tours féodales, que la force avait dressées et qu’a renversées à demi la violence ?

— Au fond, conclut Lanze, nous nous trouvons honnêtement excités par ce que nous avons vu et senti ; nous avons été charmés, émus, éblouis, touchés, transportés, heureux, en un mot ; mais, comme nous sommes de notre temps, nous croirions nous manquer à nous-mêmes en n’étant pas les premiers à nous en moquer. Tant de gens ont fait des vers d’almanach sur le Saint-Gothard, que, ma foi, nous sommes secrètement embarrassés pour convenir qu’il y avait de quoi en faire de bons. Voulez-vous que je vous dise mon sentiment, Laudon ?

— Je n’y mets aucun obstacle.