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coutumes des gens bien élevés, sans aucune des protestations d’un bohême, ni des empressements d’un néophyte. Bien que nous convenant beaucoup l’un à l’autre, nous n’avions pas abordé le terrain des questions gênantes ou trop familières. Sa réserve, à tous égards, était parfaite, sans mystère d’ailleurs, et ne laissait surtout courir l’esprit sur la pente d’aucune expansion ridicule. Il ne m’avait rien dit de sa famille, ni du rang qu’il occupait dans le monde ; cependant, on reconnaissait sans peine, à première vue, que son génie ne s’était pas élancé d’une loge de concierge, et que la distinction de sa personne devait provenir de quelque chose d’héréditaire. Il ne m’avait encore exposé aucune théorie transcendante sur les arts, leurs progrès, leur décadence, non plus que pour ou contre tel maître illustre élevé dans l’Olympe ou plongé vivant sous les ondes du Phlégéton. Si je le savais artiste, c’est qu’une phrase incidente me l’avait appris. Nous avions parlé littérature, et je goûtais ses idées parce que je partageais ses préférences. Il me semblait accompli.

Une fois à table, Lanze me proposa de demander du vin d’Asti, de ce petit vin mousseux, me dit-il, célébré par la Chartreuse de Parme, et qu’il fallait absolument connaître.

Au premier mot, le garçon de l’auberge avait apporté la bouteille souhaitée. Conrad remplit mon verre et le sien, et, appuyant son coude sur la table et sa tête sur la main, il éleva à la hauteur de son œil le précieux breuvage.

— Avouez, me dit-il, que tels que nous voilà tous les deux attablés ici, nous sommes dans un des jours heureux de la vie et au moment le plus heureux, peut-être, d’un pareil jour.