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— Les gens de notre génération sont de tristes sots.

— Amen, répondis-je.

Une soumission si nette le désarma, et il paraissait enclin à tomber dans une sorte de rêverie, quand le conducteur reparut et nous pria de rentrer dans notre boîte. Nous allumâmes en hâte nos cigares et reparûmes dans la rue.

Les enfants attendaient le retour de Lanze. Une foule de jolies attitudes, de petillants regards lui paya généreusement sa libéralité. Il alla se mettre au milieu de ce petit monde, donna des tapes d’amitié sur quelques têtes bouclées, offrit encore quelques sous, accompagnés de recommandations sérieuses d’être sages ; puis nous montâmes en voiture.

Il y eut un contraste charmant ; notre postillon, un gros et vigoureux Helvétien, taillé à coup de hache, avec un visage rouge et carré, accommodait lourdement de ses grosses pattes le harnais de ses chevaux avant de monter sur son siége ; un colporteur le regardait faire, et c’était un Lombard, grand, svelte, élancé, à la large poitrine, à la taille serrée, belle figure, dents d’ivoire, cheveux bouclés, ondoyants, magnifiques, un Bacchus, un Apollon, un Mercure. Il était campé fièrement sur une hanche, une jambe en avant, image parfaite de la grâce virile. Lanze le contempla tranquillement ; mais ne dit rien et les chevaux partirent en galopant.

C’est une des heures les plus délicieuses du voyage, que celle qui suit le dîner, et lorsqu’on se laisse aller, tout récomforté et égayé par le repos et le repas, au mouvement d’une bonne voiture. J’ai tort de proclamer une vérité si banale, car chaque voyageur, je crois, en a dû faire la remarque. Nous étions devenus fort silencieux. Lui restait dans son coin, moi dans le mien, l’un et l’autre