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fumant, regardant par la portière et, probablement, lui comme moi, mêlait à la sensation donnée par le paysage toutes sortes de tableaux venus d’ailleurs et de plus loin. Il est certain que dans la chambre obscure de mon esprit, chaque chose se peignait en couleurs charmantes.

J’avais passé la soirée de la veille près de Lucie, à l’hôtel du Cygne, à Lucerne, et n’avais quitté cette ravissante créature qu’à minuit. Jamais, non, jamais elle ne m’avait montré tant de bienveillance.

Cette personne si accomplie, cette vraie gazelle, si jolie dans sa taille svelte, si fière dans chacun de ses traits, si adorable dans le moindre de ses mouvements, si malicieuse dans son esprit entier, si redoutable dans ses regards chargés tour à tour d’ironie ou de divination, avait été pour moi remplie de la plus sérieuse bonté. Je le lui avais dit et elle avait paru m’en savoir gré. Au moment de la séparation, je lui serrai la main. J’embrassai son mari… Cher garçon ! il s’était montré bien affectueux, lui aussi ! Et nous avions pris rendez-vous à Paris chez elle pour cet hiver.

De bonne foi, je n’ai jamais aimé que Lucie. Je ne dirai pas que ce sentiment apporte dans ma vie de bien grands troubles, ni qu’il m’arrête en beaucoup de choses, ni qu’il influe notablement sur mes résolutions ou ma conduite ; pourtant je le rencontre dans tous les coins de mon âme où il porte une fraîcheur extrême. C’est un aimable compagnon, mais pas un tyran.

Oh ! mon Dieu ! de son côté, madame de Gennevilliers ne se rend pas fort malheureuse à mon endroit. Je le sais et ne lui en veux nullement pour ce que tout autre appellerait, sans doute, du nom d’indifférence ou de froideur ; ce serait injuste. Elle n’est envers moi ni indifférente ni froide ; au contraire, elle me comprend sans que je me