Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/14

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sois jamais expliqué, et voit l’intérieur de mon âme qui ne lui a jamais été étalé, Dieu merci ! Nous sommes deux natures sympathiques, parce que, nous ressemblant, nous n’avons rien à craindre de nos exigences mutuelles. Pourvu qu’elle se sente aimée, elle est contente ; moi, pourvu que j’aime avec un certain degré de retour, et surtout rien d’exagéré, rien de faux, rien d’hypocrite dans ce qu’on me rend, dans ce qu’on m’offre, dans ce qu’on me donne, je n’ai nulle disposition à demander des extravagances, n’étant pas moi-même propre à en faire, et je me contente, et suis heureux de ce qui, pour un autre, ne serait assurément pas assez.

Rien n’est rendu estimable que par la durée ; et ces amours tapageuses, qui se jettent au travers de la vie d’une femme et d’un homme, comme la Reuss au travers d’une forêt de sapins, qu’y font-ils ? Ils ravagent tout, ils saccagent, brisent, détruisent, dispersent, et leur cours rapide s’est emporté trop vite pour qu’on puisse, s’éprendre de sa fougue ; on reste seulement courbé sur de froids et malencontreux débris. Je ne dis pas que je raisonne à la façon des grands hommes, ni même de ces illustres passionnés dont on cite les folies en se promettant de n’en pas risquer l’imitation. Je raisonne comme un pauvre diable que je suis, heureux d’être au monde, fort désireux de ne rien gâter de ce que j’ai de bon autour de moi, et, pour cela, assez adroit pour distinguer entre le cœur et les sens, l’inclination et les emportements, l’affection et la rage, le dévouement raisonnable et l’abjection de toute volonté ; enfin, comme l’ont dit les sages, entre la fidélité et la constance. Je serais au désespoir de me créer des torts envers Gennevilliers. Lucie en mourrait, ou, si elle n’en mourait pas, je le payerais un prix tel que je ne veux pas l’y mettre. J’arrange