Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/153

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nous arrêter, car les deux amis ne font absolument rien qui vaille la peine d’être rapporté. Ils visitent les musées, vont au théâtre, passent leurs soirées au café, discutent sur l’Italie, remplissent tous les devoirs de leur métier de voyageurs désœuvrés, et prennent un goût de plus en plus vif l’un pour l’autre.

Laudon devinait, malgré qu’il en eût, une nature efficace s’agitant dans ce personnage si différent de lui. Il le sentait, à chaque instant, résistant à la main et d’un autre tempérament que le sien ; mais, en même temps, il avait de plus en plus l’impression de sa solidité. Quand Nore exprimait une idée, rarement Louis en apercevait la source et en voyait la portée ; généralement, cette idée lui paraissait plus étrange que juste ; car ce qu’il appelait justesse devait nécessairement être court, commencer dans le connu et finir dans le banal. Cette stérilité, que les Français décorent du nom de précision, indignait Wilfrid, mais ne le rendait pas aveugle pour le fond de loyauté et de droiture qu’une triste éducation et une fausse pratique de la vie n’avaient pas entamé chez son compagnon de route. De plus, il aimait sa gaieté et faisait cas de son esprit. De sorte que l’un réagissait sur l’autre, et Laudon était celui des deux qui y gagnait davantage. Laissons-le dans cette situation et reportons-nous au temps où, quelques années en arrière, Wilfrid Nore, partant de Bagdad, y avait quitté Harriet, bien résolue à rompre avec lui et si noblement perfide au milieu des tendresses de leurs derniers adieux. Quand elle s’était trouvée seule, la douleur de perdre Nore avait occupé la fille de Coxe et absorbé les premiers instants, les premiers jours, les premières semaines. Elle avait, toute sa vie, été forte et résolue, la pauvre Harriet ; cependant elle ne pouvait s’empêcher de penser à toute minute :