Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/154

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c’était l’heure où il venait ; hier, il était là ; il y a un mois, à ce moment-ci, il m’a dit telle chose… Il s’asseyait là…

Un matin, en dérangeant un meuble, elle trouva un gant de lui. C’en fut trop ; elle saisit la relique, la pressa des deux mains contre ses lèvres et fondit en larmes. Cependant sa lettre, que l’on a pu lire dans la première partie de ce récit, avait été écrite et était partie. La résolution dont elle était le gage, cette résolution de rompre avec Nore et de ne pas toucher à la liberté, à l’avenir de ce jeune homme, était venue à Harriet un soir qu’heureux près d’elle il lui avait parlé, avec un enthousiasme excessif de l’honneur de servir ses concitoyens. Il s’était abandonné à rêver tout haut devant elle. Il l’avait frappée par l’exaltation de son jeune courage, par la noblesse et l’élévation de ses désirs, et, tandis qu’il parlait, et qu’elle l’écoutait avec une tendresse dont il n’eût pu jamais lui-même entrevoir la grandeur, elle se disait :

— Et je voudrais m’attacher à lui comme une pierre fatale destinée à assurer la mort de ses espérances ? Cet être si beau, si vaillant, si plein de feu, de joie, de force, d’espérance, je le contraindrais à traîner péniblement au travers de ses triomphes une femme vieillie, qui n’a jamais eu de beauté, qui n’a pas vécu dans le monde et qu’on y trouverait déplacée, non sans raison ! Je l’aimerais comme je l’aime et je le verrais rougir de moi !… Non ! non ! jamais ! Il ne faut pas que cet enfant m’accuse, et, le premier moment d’illusion passé, me reconnaissant intéressée et coupable, ait le droit de me maudire !

Alors, elle voulut rompre ; alors, elle voulut se dévouer à son amant ; elle trouva un plaisir immense, bien que triste, à le voir s’enivrer de son amour pour elle ; elle s’offrit, pour ainsi dire en holocauste, dans ce qu’elle avait de meilleur, son âme, son esprit, sa raison, sa bonté, la