Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/155

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sagesse que la souffrance et de longs chagrins lui avaient assurée, à cet adolescent qui entrait dans la vie couronné de toutes les fleurs, de tous les bourgeons, de l’espérance, et elle eût regardé comme un crime de le détromper, alors qu’il n’était pas encore utile de lui enlever la première de ses félicités.

Elle, pourtant, n’était pas tout à fait aussi ferme qu’elle le voulait bien croire. Le répit qu’elle accordait à Wilfrid, elle en jouissait ; oh ! combien elle savourait cette fraîcheur d’affection, cet emportement de tendresse si vraie, si sincère, si neuve, coulant comme les ruisseaux de lait d’une idylle au fond d’une âme dont rien encore n’avait troublé la limpidité ! Ce n’était pas seulement pour Wilfrid qu’elle ne se hâtait pas de mettre à exécution son acte héroïque ; c’était assurément pour elle-même. Elle était si bien aimée ! Elle était si complétement chérie ! Elle le sentait, elle le comprenait, elle le dévorait si avidement, cet amour-là ! Hélas ! comme il venait tard ! mais c’était, pauvre fille, c’était pourtant la première fleur de sa vie.

Le moment arrivé, Nore parti pour l’Europe, il fallut se résoudre. Elle avait éloigné de jour en jour l’absorption du calice. Il fallait le boire. Au moment d’écrire sa première lettre, ainsi qu’elle l’avait promis, elle devait choisir : continuer ou briser. Elle brisa. Elle brisa l’amour, mais s’attacha à l’affection ; elle se dit :

« Comme je lui cause des souffrances ! S’il éprouve seulement la millième partie de mon angoisse, qu’il doit me trouver cruelle, et à quel point je le suis ! Il est sauvé de moi sans doute, mais sur quel dur rocher je le jette ! Mon Wilfrid ! mon unique bien ! »

Elle tomba dans une douleur si poignante, après avoir tranché le seul fil d’or qui eût jamais brillé dans la trame