Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/156

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de ses jours, que, malade, épuisée, l’esprit troublé, elle perdit, pendant quelques semaines, la possession d’elle-même, et pour ainsi dire transformée, devint comme une autre Harriet, bien différente de la véritable.

Elle revenait avec acharnement sur son bonheur anéanti, ce bonheur qui, en définitive, n’avait jamais pris de réalité ; elle disait : « Viens ! reviens ! » elle retournait vers le rêve et lui tendait les bras avec désespoir. Dans la nuit, dans les ténèbres, dans le silence, elle s’écriait en elle-même :

« Non ! non ! non ! je veux être heureuse ! Pourquoi, moi seule, dans la nature entière, dans cette vaste, effroyable nature, pourquoi donc moi seule ne serais-je pas aimée ? Mais je le suis, je le suis, ombres vaines, fantômes misérables d’idées fausses et folles qui vous glissez entre lui et moi ! Je le suis ! Il m’aime ! Laissez-moi donc lui crier que je meurs dans ma passion pour lui ! Que vous importe que j’expire dans ses bras, sur son cœur, ou sur les plis trempés de larmes d’une couche abandonnée, puisque je veux bien mourir ? Pourquoi donc serais-je contrainte à repousser celui qui se donne à moi ? L’ai-je pris à quelqu’un ? L’ai-je détourné d’une autre route ? Il est venu, il m’a suppliée, il m’a pressée, il me veut, et j’ai dit non !

Insensée ! j’ai dit non ! J’ai déchiré le cœur qui m’aimait et le mien, et si j’avais demandé à Wilfrid, avant de le frapper : Dis-moi ! Écoute-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi dans toute la sincérité de ton âme ; veux-tu que je t’aime ? Mais nous mourrons de suite, car je ne veux pas de l’abandon ! Oui, Wilfrid se fût écrié, comme je le fais moi-même : « Eh bien ! aime-moi et mourons ! »

La timide, la pure, la chaste Harriet était comme frappée de folie, et de cette folie sacrée que la déesse de