Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/16

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constituer une volupté médiocre pour les saintes filles que la clôture monastique a dégagées des épines du monde. En outre, je voyais les perspectives de la vie s’allonger indéfiniment devant mes prévisions comme un large tapis vert de Versailles, toujours fraîches, toujours unies, toujours calmes, sans rien pour déranger les pieds de mes espérances, ni les forcer à baisser la tête avec chance d’être brusquement décoiffées. Non ! Il faut avouer que je suis né heureux.

Quelle nuit incomparable ! Les chevaux trottaient et secouaient leurs grelots en cadence ; de temps en temps, un mot d’encouragement du postillon les faisait doubler leur allure. Les côtés de la route passaient vite ; une pierre, une touffe d’herbe, un buisson se détachaient rapidement et venaient caresser mes yeux de quelque forme bizarre tout à l’instant empreinte dans ma mémoire ; les vallées profondes nous accompagnaient de leurs tournants, les montagnes nous escortaient en foule, les pics nuageux, ou blancs ou gris, tantôt se confondaient avec le ciel nocturne, tantôt faisaient comme un effort pour s’en détacher. J’étais plongé dans la plus douce extase.

Lanze alluma un nouveau cigare et, aussi silencieux que moi, continua à fumer à demi penché vers sa portière ; les rayons de la lune tombant en plein sur son visage me le montrèrent un instant et je fus frappé de sa physionomie ; ce n’était pas celle que je lui voyais constamment : plus de gaieté, plus d’insouciance, une mélancolie grave et certainement une teinte de douleur remplaçaient son agréable sang-froid.

— Que peut-il avoir ? pensai-je ; il aura perdu son argent à Bade, ou sa dernière statue a été maltraitée par les journalistes de Munich.

Je ne pus m’empêcher de sourire de ma perspicacité.