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Dans notre société actuelle il n’est guère de place au fond des âmes que pour des chagrins précis, définis et tenant de près à la question de position.

Je m’amusai à broder sur ce thème, et à force de broder, je m’endormis le nez sur ma toile, ayant encore un brin pensé à Lucie et à mon bon et cher Gennevilliers.

Quand je m’éveillai, il faisait grand jour et Conrad Lanze, fumant son éternel cigare, me dit :

— Je vous félicite de votre adresse !

— Quelle adresse ?

— Vous ouvrez les yeux juste au moment le plus favorable pour vous procurer la sensation d’un changement à vue.

C’était exact, j’avais perdu le sentiment de la réalité au milieu d’une scène nocturne, représentant les pittoresques violences d’une nature tourmentée, et maintenant, montagnes sauvages, pics escarpés et fendus, vallons rechignés et menaçants, ce décor avait disparu. La route passait à travers des pentes qui s’abaissaient sensiblement et avec complaisance vers un but encore caché mais que l’on pressentait charmant ; de toutes parts des mûriers, et parmi les mûriers, des vignes, et parmi les vignes, des plantations de maïs, serrées, drues, vigoureuses, florissantes, agitant leurs panaches sous le doigt d’un petit vent tiède, le vrai Favorius, l’ami de l’Italie antique. On était déjà en Italie, non pas de par la politique et les conventions d’État, mais de par la nature. C’était le petit bout du pied de l’Italie qu’on apercevait sous cette robe de verdure diaprée, pleine de fleurs, pleine de vie, élégante, séduisante… l’Italie, enfin ! Ce petit bout du pied annonçait les autres perfections sans nombre de la grande et sublime madone. Je me prosternai en pensée devant ce que je voyais et devant ce qui m’était ainsi promis.