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CHAPITRE QUATRIÈME

Avec le temps, l’indomptable nécessité imposa une sorte de paix dans le cœur d’Harriet. La fille du missionnaire cessa de revenir sur ce qu’elle avait fait et de le discuter. Elle s’approuva, sans plus s’écouter, d’avoir pris le seul parti conciliable avec ce qu’elle considérait comme son devoir vis-à-vis de Nore. Elle eut cependant plus de peine à accepter la séparation. On renonce à augmenter un bonheur, à le faire autre qu’il n’est, à dire la destinée : vous ne me donnez pas assez ! je veux plus ! On s’accommode de peu et on prend encore son parti de vivre avec ce peu ; mais la séparation ! mais l’absence ! Quel pays du vide et comme il se peuple de fantômes !

Si Nore avait été là, Harriet, sans nul doute, se fût accommodée de ne jamais l’épouser, action que sa droiture lui disait absurde et coupable ; il eût été là du moins. Elle pensait, et peut-être avait-elle raison, qu’elle eût consenti même à le voir s’occuper d’une autre femme. Dans son existence solitaire, avec un cœur si tourmenté, elle rêvait beaucoup, se détachant de la réalité autant qu’il lui était possible, et, sous les diverses images qu’elle ne se lassait pas d’évoquer et de changer, elle se figurait souvent un état de choses dans lequel il lui eût été permis de vivre auprès de Nore marié, et elle se disait qu’elle eût adoré ses enfants.