Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/22

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magnifique soleil couchant et les eaux du lac et les rives piémontaises, s’exprima en ces termes :

— Si le ciel vous a créés capables, l’un et l’autre, de dîner à l’Isola Bella, avec des gens que vous ne connaissez pas, mais pour qui vous éprouvez la plus réelle affection et surtout une confiance sans bornes ; à l’Isola Bella, dis-je, au milieu de cet amoncellement inouï de constructions biscornues, de rocailles insensées, de tableaux tellement mauvais qu’on peut, sans nul inconvénient, les attribuer à Michel-Ange comme à Raphaël ; au milieu, dis-je, de cet accès de folie qui a pris un propriétaire anxieux de trouver un vrai moyen de prouver l’impossibilité de lutter contre cette nature incomparable et qui a atteint son but ! si vous êtes capables, je le répète, de vous contempler vous-mêmes sur ce sol où la duchesse Sanseverina a passé, où Liane a vécu, sans vous sentir transportés hors du monde vulgaire, sans devenir des espèces de rêves, des farfadets pourvus de corps, mais de corps absolument disproportionnés avec la puissance prépondérante de la partie pensante… si, je vous le déclare pour la troisième fois, vous vous prenez pour d’honnêtes bourgeois, pleins de réalités et astreints sérieusement aux usages, ordonnances, règlements de la vie commune, dans ce cas, que le diable vous emporte ! je vais me retirer, et de rage je me coucherai en maudissant le jour où je me serai heurté, sur le lac Majeur, contre des gens si peu dignes de traverser ses ondes.

Lanze et Laudon s’empressèrent de rassurer Nore sur l’état de leurs esprits. Il balança la tête un moment de droite à gauche d’un air grave, et poursuivit :

— Nous sommes trois calenders, fils de rois ; vous me désobligeriez sensiblement en hésitant à accepter cette vérité. Que nous soyons également borgnes de l’œil droit,