Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/23

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c’est un fait malheureusement incontestable ; ma crainte est que nous ne soyons même complétement aveugles, et c’est ce que nous ne saurons d’une manière certaine que vers la fin de notre existence, pour peu que nous acquérions d’ailleurs le sens critique dont je vous vois jusqu’à cette heure, ainsi que moi-même, assez mal pourvus.

— J’admets votre apologue, repartit Laudon ; je ne sais que trop à quel point mon œil droit me manque ; quand à être fils de roi, c’est une autre affaire, et je n’y trouve aucune apparence.

— Ceci provient, répondit Nore avec vivacité, de ce que vous n’examinez la question que d’un côté unique, et précisément le plus insignifiant. Donnez-vous la peine de descendre au fond des choses, je vous prie. Quand le conteur arabe, prêtant la parole à son héros, débute dans ses récits par lui faire prononcer ces mots sacramentels : « Je suis fils de roi », il ne se trouve pas une seule fois sur plus de cent où le personnage ainsi présenté soit autre chose, quant à son extérieur, qu’un pauvre diable fort maltraité de la fortune : ou bien c’est un derviche, ou bien un naufragé mourant de faim ; souvent, comme dans le cas actuel, un estropié, et jamais surtout, jamais, dis-je, au grand jamais, soit que l’affaire tourne bien, soit qu’elle se termine au plus mal, il n’est question de la Majesté inconnue à laquelle le personnage prétend devoir la naissance. Pourquoi donc, à votre avis, faire de ce dernier un fils de roi, puisqu’il ne lui est accordé à la suite de cette qualification rien de l’héritage paternel, ni palais, ni jardins pompeux, plantés de rosiers géants et de platanes, ni tapis du Khorassan, ni vases craquelés de la Chine, ni chevaux harnachés d’or et de turquoises, ni harem peuplé de Mingréliennes, ni rien enfin de ce