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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/222

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dans vos mains ; je m’abandonne tout à vous ! Ce vœu d’obéissance, que vous ne me permettez pas de proférer solennellement au pied des autels, c’est à vous que, confidemment, secrètement, je l’adresse à cette heure, et, croyez-moi, mon saint, mon digne, mon noble ami, il n’en sera pas moins tenu pour être fait et rester entre nous deux.

— Merci, répondit Henry avec onction. Je n’ai pas mérité une telle faveur du ciel, une telle gloire, oserai-je dire, et, cependant, je l’accepte de vous.

La conversation devint des plus élevées et s’étendit à l’infini sur ce thème. Les époques corrompues, y disait-on, voient naître des natures spéciales, aptes à lutter contre toutes les dépravations comme les messagers du Seigneur combattent tous les diables. Madame Tonska, belle, éloquente, accomplie, égale à tout ce qu’il y avait de plus considérable en Europe et possédant une fortune énorme, allait désormais compter dans les premiers rangs de ces puissances célestes, heureusement mondanisées, dont les salons remplacent aujourd’hui, avec tant d’avantages, la grotte de saint Jérôme, et même l’ancien rocher de Pathmos. Autour de la comtesse, sous sa direction, sous son inspiration, par son influence, avec son autorité, allait surgir, parmi les jeunes gens de la société, jusqu’ici sans emploi défini de leurs loisirs, une précieuse milice dont on pouvait tout attendre. Sur ces entrefaites, le jour commença à poindre, le prophète et l’initiée se séparèrent après avoir échangé les dernières paroles de paix et d’espérance. Gennevilliers s’en alla dans sa chambre. Il lui fut impossible de se coucher. Il se jeta dans un fauteuil, rêvant à ce qu’il venait d’entendre et surtout de dire lui-même, état singulier, tout à fait sans analogue dans sa vie précédente.