Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/249

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taine. On m’a dit que c’était un homme pointilleux et qui se pique de délicatesse. Si je vais lui faire ma révérence dans cet habit troué et taché que je porte, il me recevra fort mal, et ce fâcheux début pourra influer malheureusement sur mon avenir militaire. Je te prie donc de me prêter ton koulydjèh neuf pour cette occasion importante. — Mon pauvre Aga, me répondit Kérym, je ne peux absolument pas t’accorder ce que tu souhaites. J’ai une grande affaire aujourd’hui ; je me marie, et il faut absolument, pour ma considération aux yeux de mes amis, que je sois habillé de neuf. En outre, je tiens extrêmement à mon koulydjèh ; il est de drap jaune foulé d’Hamadan, bordé d’un joli galon en soie de Kandahar ; c’est l’œuvre de Baba-Taher, le tailleur qui travaille pour les plus grands seigneurs de la province, et il m’a assuré lui-même qu’il n’a jamais confectionné quelque chose d’aussi parfait. Je suis donc décidé, après la cérémonie de mes noces, à mettre mon koulydjèh en gage, parce que, n’ayant pas d’argent aujourd’hui, j’aurai beaucoup de dettes demain, et, d’après cela, tu conçois que je ne saurais, même pour te faire plaisir, me priver de mon unique ressource.

— Alors, répliquai-je, en m’abandonnant au plus profond désespoir (car, vraiment, ce koulydjèh me ravissait, et je ne pensais qu’à cela), je suis un homme perdu, ruiné, abandonné de l’univers entier et sans personne qui prenne le moindre souci de mes peines.