Page:Gobineau - Scaramouche - 1922. djvu.djvu/22

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la Piazzetta ; Matteo aima ; une gondole venait le prendre à l’heure dite ; il y trouvait le masque et l’inévitable abbé qui se chargeait des réponses et qui bientôt accapara aussi les demandes ; car plus Matteo voyait sa silencieuse et invisible divinité, plus il devenait amoureux et - le mot est difficile à dire mais il est vrai - plus il perdait le sens. Que ces promenades étaient délicieuses ! Pendant deux heures, dans le plus absolu silence, on fendait les ondes de la lagune, et rien dans cet accord parfait de deux cœurs, rien absolument ne se faisait entendre que les prosaïques bâillements de l’abbé.

Matteo le torturait ; tous les jours c’était une nouvelle instance pour obtenir le nom de sa belle ; une fois même, il lui proposa de l’étrangler. L’abbé se moucha et lui tourna les talons.

Et vous croyez que Rosetta n’avait pas trouvé un but à son existence ? Vraiment elle était heureuse comme dix reines et cent princesses. L’abbé la tenait au courant de toutes les folies que le pauvre Scaramouche accumula bientôt et, comme elle sentit le besoin de faire partager son bonheur à quelqu’un, elle prit pour confidente la belle Cattarina Cornaro, et toutes deux riaient à la journée du comédien amoureux. On discutait gravement le genre de faveur qu’on lui accorderait ; un jour, c’était la silencieuse promenade en gondole ; un autre jour, une rencontre fortuite sous les arcades sombres des Procuraties ; on lui pinçait le bras et l’on s’éloignait rapidement.