Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reconnaîtrait l’état d’un peuple qui se civilise ; si c’est là le sens que le genre humain « attache naturellement au mot civilisation (1)[1]. »

La première hypothèse est celle-ci : « Voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode : il paye peu d’impôt, il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les relations privées ; en un mot, l’existence matérielle et morale de  ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d’engourdissement, d’inertie, je ne veux pas dire d’oppression, parce qu’il n’en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n’est pas sans exemple. Il y a un grand nombre de petites républiques aristocratiques, où les sujets « ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la « civilisation ? Est-ce là un peuple qui se civilise ? »

Je ne sais pas si c’est là un peuple qui se civilise, mais certainement ce peut être un peuple très civilisé, sans quoi il faudrait repousser parmi les hordes sauvages ou barbares toutes ces républiques aristocratiques de l’antiquité et des temps modernes qui se trouvent, ainsi que M. Guizot le remarque lui-même, comprises dans les limites de son hypothèse ; et l’instinct public, le sens général, ne peuvent manquer d’être blessés d’une méthode qui rejette les Phéniciens, les Carthaginois, les Lacédémoniens, du sanctuaire de la civilisation, pour en faire de même ensuite des Vénitiens, des Génois, des Pisans, de toutes les villes libres impériales de l’Allemagne, en un mot, de toutes les municipalités puissantes des derniers siècles. Outre que cette conclusion paraît en elle-même trop violemment paradoxale pour que le sentiment commun auquel il est fait appel soit disposé à l’admettre, elle me semble affronter encore une difficulté plus grande. Ces petits États aristocratiques auxquels, en vertu de leur forme de gouvernement, M. Guizot refuse l’aptitude à la civilisation, ne se sont jamais trouvés, pour la plupart en possession d’une culture spéciale et qui n’appartînt qu’à eux. Tout puissants qu’on en ait vu plusieurs,

  1. M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, p 11 et passim.