Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/142

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héréditairement, et d’autant plus à redouter que, ne s’avouant presque jamais, elles ne se laissent ni combattre ni vaincre. Il n’est pas de prêtre éclairé, ayant évangélisé des villages, qui ne sache avec quelle astuce profonde le paysan, même dévot, continue à cacher, à caresser au fond de son esprit, quelque idée traditionnelle dont l’existence ne se révèle que malgré lui et dans de rares instants. Lui en parle-t-on ? il nie, n’accepte jamais la discussion et demeure inébranlablement convaincu. Il a dans son pasteur toute confiance, toute, jusqu’à ce qu’on pourrait appeler sa religion secrète exclusivement, et de là cette taciturnité qui, dans toutes nos provinces, est le caractère le plus marqué du paysan vis-à-vis de ce qu’il appelle le bourgeois, et cette ligne de démarcation si infranchissable entre lui et les propriétaires les plus aimés de son canton. Voilà, à l’encontre de la civilisation, l’attitude de la majorité de ce peuple qui passe pour y être le plus attaché ; je serais porté à croire que si, dressant une sorte de statistique approximative, on disait qu’en France 10 millions d’âmes agissent dans notre sphère de sociabilité, et que 26 millions restent en dehors, on serait au-dessous de la vérité.

Et encore si nos populations rurales n’étaient que grossières et ignorantes, on pourrait se préoccuper médiocrement de cette séparation, et se consoler par l’espoir vulgaire de les conquérir peu à peu et de les fondre dans les multitudes déjà éclairées. Mais il en est de ces masses absolument comme de certains sauvages : au premier abord, on les juge irréfléchissantes et à demi brutes, parce que l’extérieur est humble et effacé ; puis à mesure qu’on pénètre, si peu que ce soit, au sein de leur vie particulière, on s’aperçoit qu’elles n’obéissent pas, dans leur isolement volontaire, à un sentiment d’impuissance. Leurs affections et leurs antipathies ne vont pas au hasard, et tout, chez elles, concorde dans un enchaînement logique d’idées fort arrêtées. En parlant tout à l’heure de la religion, j’aurais pu faire remarquer aussi quelle distance immense sépare nos doctrines morales de celles des paysans (1)[1],  combien

  1. (1) Une nourrice tourangelle avait mis un oiseau dans les mains de son nourrisson, enfant de trois ans, et l'excitait à lui arracher plumes et ailes. Comme les parents lui reprochaient cette leçon de méchanceté : « C'est pour le rendre fier, » répliqua-t-elle. Cette réponse de 1847 descend des maximes d'éducation en vigueur au temps de Vercingétorix.