Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/143

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ce qu’ils appelleraient délicatesse est différent de ce que nous entendons sous ce nom ; et, enfin, avec quelle ténacité ils continuent à regarder tout ce qui n’est pas, comme eux, paysan, sous le même aspect que les hommes de la plus lointaine antiquité considéraient l’étranger. À la vérité, ils ne le tuent pas, grâce à la terreur, même singulière et mystérieuse, que leur inspirent des lois qu’ils n’ont point faites ; mais ils le haïssent franchement, s’en défient, et, quant à ce qui est de le rançonner, s’en donnent à cœur joie, lorsqu’ils le peuvent sans trop de risques. Sont-ils donc méchants ? Non, pas entre eux ; on les voit échanger de bons procédés et des complaisances. Seulement ils se regardent comme une autre espèce, espèce, à les en croire, opprimée, faible, qui doit avoir son recours à la ruse, mais qui garde aussi son orgueil très tenace, très méprisant. Dans quelques-unes de nos provinces, le laboureur s’estime de beaucoup meilleur sang et de plus vieille souche que son ancien seigneur. L’orgueil de famille, chez certains paysans, égale aujourd’hui, pour le moins, ce qu’on observait dans la noblesse du moyen âge (1)[1].

Qu’on n’en doute pas, le fond de la population française n’a que peu de points communs avec sa surface ; c’est un abîme au-dessus duquel la civilisation est suspendue, et les eaux profondes

et ailes. Comme les parents lui reprochaient cette leçon de méchanceté : « C'est pour le rendre fier, » répliqua-t-elle. Cette réponse de 1847 descend des maximes d'éducation en vigueur au temps de Vercingétorix.


  1. (1) Il s'agissait, il y a très peu d'années, d'élire un marguillier dans une très petite et très obscure paroisse de la Bretagne française, cette partie de l'ancienne province que les vrais Bretons appellent le pays gallais. Le conseil de fabrique, composé de paysans, délibéra pendant deux jours sans pouvoir se décider à faire un choix, attendu que le candidat présenté, fort honnête homme, très bon chrétien, riche et considéré, était pourtant étranger. On n'en démordait pas, et pourtant cet étranger était né dans le pays, son père également ; mais on se souvenait encore que son grand-père, mort depuis longues années et que personne de l'assemblée n'avait connu, était venu d'ailleurs. — Une fille de cultivateur-propriétaire se mésallie quand elle épouse un tailleur, un meunier eu même un fermier à gages, fût-il plus riche qu'elle, et la malédiction paternelle punit souvent ce crime-là. Ne sont-ce pas des opinions bien chapitrales ?