Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/144

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et immobiles, dormant au fond du gouffre, se montreront, quelque jour, irrésistiblement dissolvantes. Les événements les plus tragiques ont ensanglanté le pays, sans que la nation agricole y ait cherché une autre part que celle qu’on la forçait d’y prendre. Là où son intérêt personnel et direct ne s’est pas trouvé en jeu, elle a laissé passer les orages sans s’y mêler, même par la sympathie. Effrayées et scandalisées à ce spectacle, beaucoup de personnes ont prononcé que les paysans étaient essentiellement pervers ; c’est tout à la fois une injustice et une très fausse appréciation. Les paysans nous regardent presque comme des ennemis. Ils n’entendent rien à notre civilisation, ils n’y contribuent pas de leur gré, et, en tant qu’ils le peuvent, ils se croient autorisés à profiter de ses désastres. Si on les considère en dehors de cet antagonisme, quelquefois actif, le plus souvent inerte, on ne révoque plus en doute que de hautes qualités morales, quoique souvent très singulièrement appliquées, ne résident chez eux.

J’applique à toute l’Europe ce que je viens de dire de la France, et j’en infère que, pareil en ceci à l’empire romain, le monde moderne embrasse infiniment plus qu’il n’étreint. On ne peut donc accorder beaucoup de confiance à la durée de notre état social, et le peu d’attachement qu’il inspire, même dans des couches de population supérieures aux classes rurales, m’en paraît une démonstration patente. Notre civilisation est comparable à ces îlots temporaires poussés au-dessus des mers par la puissance des volcans sous-marins. Livrés à l’action destructive des courants et abandonnés de la force qui les avait d’abord soutenus, ils fléchissent un jour, et vont engloutir leurs débris dans les domaines des flots conquérants. Triste fin, et que bien des races généreuses ont dû subir avant nous ! Il n’y a pas à détourner le mal, il est inévitable. La sagesse ne peut que prévoir, et rien davantage. La prudence la plus consommée n’est pas capable de contrarier un seul instant les lois immuables du monde.

Ainsi, inconnue, dédaignée ou haïe du plus grand nombre des hommes assemblés sous son ombre, notre civilisation est pourtant un des monuments les plus glorieux que le génie de