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Un de ses premiers disciples et des plus dévoués, Ananda, son cousin, kschattrya d’une grande famille, revenant un jour d’une longue course dans les campagnes, accablé de fatigue et de chaleur, s’approche d’un puits où il voit une jeune fille occupée à tirer de l’eau. Il exprime le désir d’en avoir. Celle-ci s’excuse, en lui faisant observer qu’en lui rendant ce service elle le souillerait, étant de la tribu matanghi, de la caste des tchandalas. « Je ne te demande, ma sœur, lui répond Ananda, ni ta caste ni ta famille, mais seulement de l’eau, si tu peux m’en donner (1)[1]. »

Il prit la cruche et but, et, pour porter de la liberté de ses idées un témoignage plus éclatant encore, quelque temps après il épousa la tchandala. Que des novateurs de cette force exerçassent de la puissance sur l’imagination du bas peuple, on le conçoit aisément. Les prédications de Sakya convertirent un nombre infini de personnes, et, après sa mort, des disciples ardents, poursuivant son œuvre de tous côtés, en étendirent les succès bien au delà des bornes de l’Inde, où des rois se firent bouddhistes avec toute leur maison et leur cour.

Cependant l’organisation brahmanique était tellement puissante, que la réforme n’osa pas, dans la pratique, se montrer aussi hostile ni aussi téméraire que dans la théorie. On niait bien, en principe, et souvent même en action, la nécessité religieuse des castes. En politique, on n’avait pu trouver le moyen de s’y soustraire. Qu’Ananda épousât une fille impure, c’était de quoi se faire applaudir de ses amis, mais non pas empêcher ses enfants d’être impurs à leur tour. En tant que bouddhistes, ils pouvaient devenir des bouddhas parfaits et être en grande vénération dans leur secte ; en tant que citoyens, ils n’avaient que justement les droits et la position assignés à leur naissance. Aussi, malgré le grand ébranlement dogmatique, la société menacée n’était pas sérieusement entamée (2)[2].



(1) Burnouf, Introd. à l’hist., etc., t. I, p. 205.

(2) Les éléments révolutionnaires ne manquaient pas absolument dans ce monde hindou où les classes moyennes, les chefs de métiers, les marchands, les chefs de marins, avaient acquis une importance extraordinaire. Mais l’édifice était si bien cimenté, qu’il pouvait

  1. (1) Burnouf, Introd. à l’hist., etc., t. I, p. 205.
  2. (2) Les éléments révolutionnaires ne manquaient pas absolument dans ce monde hindou où les classes moyennes, les chefs de métiers, les marchands, les chefs de marins, avaient acquis une importance extraordinaire. Mais l’édifice était si bien cimenté, qu’il pouvait résister à tout. — Voir Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 163, où il est fait mention d’une légende bouddhique qui met bien en relief la puissance de la bourgeoise vayçia à l’époque où se forma le bouddhisme. Je remarquerai ici que, pour ces temps de l’histoire hindoue, les légendes des bouddhas ont le même genre d’intérêt historique que, chez nous, les vies des saints, lorsqu’il s’agit des âges de la domination mérovingienne. Ces productions, d’une piété également vive, bien que différemment appliquée, se ressemblent de très près. Elles racontent les mœurs, les usages du temps où le vénérable personnage dont elles s’occupent a vécu, et ont, les unes et les autres, celles des Arians-Franks, comme celles des Arians-Hindous, la même prédilection pour la partie philosophique de l’histoire, unie au même dédain de la chronologie.