Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome IX.djvu/112

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m’a appelé pour me prier de prendre son enfant dans ma voiture, « parce que la chaleur du sol lui brûle les pieds. » J’ai accompli cet acte d’humanité en l’honneur de la puissante lumière du ciel. L’enfant était vêtu et paré d’une étrange façon, mais je n’ai pu en tirer un seul mot en aucune langue.

Le cours de l’Adige devient plus doux, et forme en beaucoup d’endroits de larges bancs de gravier. A terre, près du fleuve, et sur la pente des collines, tout est planté si serré, si entremêlé, qu’il semble qu’une chose doive étouffer l’autre ; treilles de vignes, maïs, mûriers, pommes, poires, coings et noix ; l’hièble s’élance vivement sur les murs ; le lierre s’élève en fortes tiges contre les rochers, et les couvre sur une grande étendue ; le lézard se glisse dans les intervalles ; tout ce qui passe de ça et de là rappelle les plus charmants tableaux ; les tresses des femmes, les poitrines nues et les légères jaquettes des hommes, les bœufs magnifiques qu’ils ramènent du marché, les ânes chargés, tout représente un Henri Roos animé et vivant. Et quand vient le soir, que, par une douce brise, quelques nuages reposent sur les montagnes, s’arrêtent dans le ciel plutôt qu’ils ne passent, et qu’aussitôt après le coucher du soleil, le froufrou des sauterelles commence à devenir bruyant, on se sent chez soi dans le monde et non comme étranger ou exilé. Je me plais ici comme si j’y étais né, que j’y eusse été élevé et que je revinsse d’une expédition au Groenland ou de la pêche de la baleine. Je salue jusqu’à la poussière natale, qui tourbillonne quelquefois autour de la voiture, et qui m’avait été si longtemps étrangère. Le carillon des sauterelles me charme ; il est pénétrant et n’est point désagréable. C’est amusant d’entendre de joyeux bambins rivaliser par leurs sifflements avec une armée de ces chanteuses. On se figure une joute réelle. La soirée même est douce comme le jour.

Si quelque personne qui habiterait le Midi ou qui reviendrait du Midi, apprenait mon ravissement, elle me trouverait bien enfant. Ah ! ce que j’exprime ici, je l’ai connu longtemps, aussi longtemps que j’ai souffert sous un ciel inclément. Et maintenant j’aime ;\ sentir, comme exception, cette joie, que l’on devrait goûter sans cesse, comme une éternelle nécessité de la nature.