Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome IX.djvu/83

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le suivions. Il y avait de quoi s’étonner, lorsqu’on reportait un moment son attention de la route sur soi-même et sur la troupe. Dans la contrée la plus solitaire du globe, dans un immense désert de montagnes, couvert d’une neige uniforme, où l’on ne connaît, en avant et en arrière, à trois lieues de distance, aucune âme yivante ; où l’on a de part et d’autre les vastes abîmes de montagnes entrelacées, voir des hommes à la file, l’un posant le pied dans les vestiges de l’autre ; et rien qui frappe les yeux dans cette vaste plaine à surface polie, excepté le sillon qu’on a tracé. Les profondeurs d’où l’on arrive s’étendent à perte de vue dans la brume grisâtre. Les nuages passent par intervalles sur le soleil pâle ; la neige tombe à larges flocons dans la profondeur, et répand sur l’ensemble un crêpe incessamment mobile. Je suis persuadé qu’un homme qui, dans ce trajet, laisserait son imagination prendre sur lui quelque empire, devrait, sans danger apparent, mourir d’angoisse et de peur. A proprement parler, on ne court ici aucun risque de chute ; les avalanches, lorsque la neige estplus épaisse que maintenant, et qu’elle commence à rouler par son poids, sont seules dangereuses. Cependantnos guides nous disaient qu’ils font ce trajet tout l’hiver, pour porter du Valais au Saint-Gothard des peaux de chèvres, dont il se fait un grand commerce. Alors, pour éviter les avalanches, ils ne suivent pas le même chemin que nous avons pris et ne gravissent pas insensiblement la montagne ; ils suivent quelque temps en bas la vallée ouverte, puis ils escaladent directement la montagne escarpée. Cette route est plus sûre, mais beaucoup plus incommode. Après trois heures et demie de marche, nous atteignîmes la croupe de la Furca, auprès de la croix où se trouve la limite d’Ouri et du Valais. A cette place encore, le double sommet qui a fait donner à la montagne son nom fut invisible pour nous. Nous espérions trouver une descente plus commode, mais nos guides nous annoncèrent une neige plus profonde encore, et, en effet, nous la trouvâmes bientôt. Nous allions toujours à la file : celui qui marchait le premier et qui ouvrait la voie, enfonçait souvent jusqu’au-dessus de la ceinture. L’adresse de ces hommes et l’insouciance avec laquelle ils traitaient la chose soutenaient notre courage, et, je dois le dire, pour ce qui me regarde, j’ai eu le bonheur de sou-