Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

infatigable, enfin il demande le bon, qui l’élève et l’ennoblit. Dans la jeunesse, l’humeur légère est pour lui une joyeuse compagne, qui lui cache le danger, et qui eflace avec une rapidité salutaire les traces de la douleur, dès l’instant de son passage. Assurément il est heureux, l’homme chez qui la calme raison se développe dans l’âge mûr, après cette gaieté qui, dans la bonne et la mauvaise fortune, déploie son ardeur et son activité ; car il produit le bien et répare le dommage. »

A ces mots, la ménagère, impatiente, dit avec une gracieuse familiarité :

« Veuillez nous apprendre ce que vous avez vu : c’est là ce que je désirais savoir.

— Après tout ce que j’ai vu, repartit gravement le pharmacien, j’aurai de la peine à me réjouir de sitôt. Et qui pourrait bien raconter tant de misères diverses ? Nous voyions déjà la poussière de loin, avant d’avoir descendu les prairies ; la file avait déjà passé, à perte de vue, de colline en colline ; on pouvait distinguer peu de chose. Mais, quand nous fûmes parvenus à la route qui longe la vallée, la foule et la presse étaient grandes toujours des voyageurs et des chariots. Hélas ! nous vîmes déliler encore assez de malheureux. Nous pûmes apprendre en détail combien estamère la fuite douloureuse, et combien est sensible la joie de sauver précipitamment sa vie. C’était triste de voir les meubles divers que renferme une maison bien pourvue, qu’un bon père de famille a rangés à leur place, toujours prêts à servir, car chacun est utile et nécessaire ; de voir maintenant tout cela entassé pêle-mêle sur des chariots et des voitures, et enlevé à la hâte. Sur l’armoire est le crible et la couverture de laine ; dans la huche, le lit, et les draps sur le miroir. Hélas ! comme nous l’avons vu, il y a vingt ans, lors de l’incendie, le danger ôte à l’homme tout jugement, en sorte qu’il prend une chose insignifiante et laisse l’objet précieux. Ces gens aussi emportaient, avec un soin irréfléchi, des choses sans valeur, dont ils chargeaient les bœufs et les chevaux : de vieilles planches, de vieux tonneaux, des cages, des épinettes1. Les


1. Sorte de boîte, divisée en cases, pour loger la volaille qu’on veut engraisser.