Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/174

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voyait entouré du serpent, du loup, de l’ours et des corbeaux. Il était fort inquiet, car le loup et l’ours s’accordèrent bientôt à prononcer l’arrêt en ces termes : « Le serpent pouvait tuer « l’homme ; la faim cruelle ne connaissait point de loi ; la néa cessité déliait du serment. » Le voyageur fut saisi de souci et d’angoisse, car tous ensemble ils voulaient sa vie. Alors le serpent s’élança avec un sifflement furieux ; il vomit son venin contre l’homme, qui s’écarta avec frayeur. « Tu commets, s’écria« t-il, une grande injustice. Qui t’a fait maître de ma vie ? » Le reptile répondit : « Tu l’as entendu : les juges ont prononcé « deux fois, et deux fois ils t’ont condamné ! » L’homme répliqua : « Ils volent et pillent eux-mêmes. Je les récuse ; allons « au roi. Qu’il prononce, je me soumettrai. Si je perds, j’aurai « encore assez de mal, toutefois je le supporterai. » Le loup et l’ours dirent avec moquerie : « Tu peux essayer, mais le serpent « gagnera ; il ne peut demander mieux. » Ils pensaient que tous les seigneurs de la cour prononceraient comme eux. Ils se présentèrent donc hardiment ; ils amenèrent le voyageur, et devant vous parurent le serpent, le loup, l’ours et les corbeaux. Même le loup se présenta, lui troisième, avec deux enfants : l’un se nommait Eitelbauch et l’autre Nimmersatt ’. Ils lui donnaient tous deux beaucoup à faire ; ils étaient venus pour manger leur part. Car ils sont toujours affamés ; ils hurlaient alors, en voire présence, avec une insupportable grossièreté : vous interdites la cour à ces deux manants.

« L’homme invoqua votre grâce ; il rapporta comme le serpent méditait sa mort ; comme il avait oublié complètement le bienfait ; comme il se parjurait. L’homme implorait le salut. Le serpent convint du fait : « La force toute-puissante de la faim me « fait violence ; elle ne connaît point de loi. » Monseigneur, vous fûtes embarrassé. La chose vous parut fort délicate et difficile à décider juridiquement. Il vous semblait dur de condamner ce bonhomme, qui s’était montré secourable. D’un autre côté, vous preniez en considération la faim outragcuse. Vous appelâtes vos conseillers. Par malheur, les avis de la plupart étaient défavorables à l’homme ; car ils désiraient le repas, et ils son-


1. Eitelbauch, ventre vide ; Nimmersatt, jamais rassasié.