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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/76

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victorieux l’épouse d’Admète ? Protésilas n’est-il pas remonté, pressant dans ses bras son épouse en deuil [1] ? Et Proserpine ne fût-elle pas attendrie, lorsqu’elle entendit aux enfers le chant d’Orphée et son invincible langueur ? Ma foudre n’a-t-elle pas dompté le puissant Esculape, assez téméraire pour rappeler les morts à la vie ? Les vivants espèrent même pour les morts : veux-tu désespérer, quand ton fils jouit encore de la lumière ? La borne de la vie n’est pas une barrière immobile : les dieux, les hommes eux-mêmes, font reculer les déesses de la mort. Ne laisse donc pas abattre ton courage. Garde tes lèvres de paroles impies, et ferme ton oreille au sarcasme ennemi. Déjà souvent le malade a enseveli le médecin qui lui avait annoncé une mort prochaine ; revenu à la santé, il a joui de la lumière du soleil. Neptune ne pousse-t-il pas souvent avec violence la quille du vaisseau contre la Syrte fatale, et n’ouvre-t-il pas les flancs du navire ? Aussitôt la rame échappe de la main, et les débris du vaisseau fracassé, saisis par les matelots, sont dispersés par le dieu sur les ondes. Il veut que tous périssent, mais le génie en sauve quelques-uns. Aussi, je le crois, ni les dieux ni la première des déesses ne savent à qui les destins réservent de revenir des champs d’Ilion dans sa patrie. »

À ces mots, Jupiter se tut, et la divine Junon, s’arrachant soudain de son siège, se leva, telle qu’une montagne se lève sur la mer, avec ses hautes cimes illuminées par les foudres du ciel. Et fière et courroucée, elle dit, l’incomparable, l’auguste déesse :

« Dieu terrible, à la volonté inconstante, que signifient ces paroles trompeuses ? As-tu parlé peut-être pour me provoquer ? pour te réjouir de ma colère, et me préparer un affront en présence des immortels ? J’ai peine à croire que tu aies sérieusement médité ces paroles. Ilion tombera, tu l’as juré toi-même, et tous les signes du destin nous l’annoncent : il faut donc aussi qu’il succombe, cet Achille, le plus vaillant des Grecs, le digne favori des dieux. Celui qui se rencontre sur la voie du destin,

  1. Protésilas venait de se marier, lorsqu’il dut partir pour la guerre de Troie. À peine eut-il touché le rivage phrygien, qu’il fut tué par Hector. Sa jeune épouse, Laodamie, demanda aux dieux la grâce de le voir encore une fois pour quelques heures, et sa prière fut exaucée. Peu de temps après, Laodamie se donna elle-même la mort.