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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/53

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quitta le prisonnier, en promettant de se rendre le lendemain de bonne heure chez les parents, et de voir ce qu’il pourrait faire. À peine fut-il seul, qu’il s’écria pour soulager son cœur : « Malheureux Mélina, ce n’est pas dans ta profession, c’est en toi-même que sont les misères dont tu ne peux t’affranchir. Eh ! quel homme enfin, s’il embrasse sans vocation un métier, un art, un genre de vie quelconque, ne devrait pas, comme toi, trouver son état insupportable ? Celui qui est né avec un talent, et pour un talent, y trouve la couronne de sa vie. Il n’est rien au monde qui n’offre des difficultés. L’élan de l’âme, le plaisir, l’amour, nous aident seuls à surmonter les obstacles, à frayer la route, et à nous élever au-dessus de l’étroite sphère où la foule s’agite misérablement. Pour toi, Mélina, les planches ne sont que des planches, et les rôles, ce que le pensum est pour l’écolier ; tu vois les spectateurs comme ils se voient eux-mêmes dans les jours ouvriers. Il pourrait sans doute te sembler indifférent d’être assis devant un pupitre, penché sur des livres rayés, d’enregistrer des recettes, d’apurer de vieux comptes. Tu ne sens pas cet ensemble harmonieux, plein de flamme, que le génie peut seul imaginer, comprendre, exécuter ; tu ne sens pas qu’il existe dans l’homme une plus noble étincelle, qui, si elle ne reçoit aucun aliment, si elle n’est pas stimulée, est toujours plus ensevelie sous la cendre des besoins journaliers et de l’indifférence, et, même ainsi, n’est que bien tard étouffée ou ne l’est peut-être jamais. Tu ne sens en toi-même aucun souffle pour l’animer ; dans ton cœur, aucun aliment pour la nourrir après l’avoir éveillée ; la faim te presse, les contrariétés te chagrinent, et tu ne sais pas voir que, dans tous les états, ces ennemis nous guettent, et qu’on n’en peut triompher que par la sérénité et l’égalité d’âme. C’est avec raison que tu aspires à te renfermer dans les bornes étroites d’une position vulgaire : car laquelle pourrais-tu bien remplir de celles qui demandent de l’ardeur et du courage ? Donne tes sentiments au soldat, à l’homme d’Etat, au prêtre, et ils pourront, avec autant de raison, déplorer les misères de leur condition. Eh ! n’a-t-on pas vu même des hommes, chez lesquels tout sentiment de vie manquait si complètement, qu’ils ont proclamé toute la société, toutes les affaires humaines, un néant, une vaine et méprisable