Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/252

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manquaient pas ; toutefois, comme elle ne pouvait et n’osait guère s’éloigner de la maison, nos divertissements étaient un peu maigres. Nous chantions les chansons de Zacharie, nous jouions le Duc Michel de Kruger : un mouchoir noué figurait le rossignol, et, comme cela, les choses allèrent quelque temps assez bien. Mais, comme des relations pareilles offrent, à la longue, d’autant moins de variété qu’elles sont plus innocentes, je fus pris de cette méchante manie qui nous égare et nous fait trouver du plaisir à tourmenter notre bien-aimée, et à dominer par des caprices fantasques et tyranniques une jeune fille dévouée. La mauvaise humeur que j’éprouvais de voir échouer mes essais poétiques, de ne pouvoir, me semblait-il, être jamais éclairé là-dessus, et de me sentir blessé ça et là de mille manières, je crus pouvoir la répandre sur Annette, parce qu’elle m’aimait de bon cœur et qu’elle faisait tout pour me plaire. Par de petites jalousies, sans fondement comme sans raison, je troublai pour elle et pour moi les plus beaux jours. Elle le souffrit quelque temps avec une incroyable patience, que j’eus la.cruauté de soumettre aux plus rudes épreuves. Mais, à ma honte et à mon désespoir, il me fallut reconnaître à la fin que je l’avais éloignée de moi, et que maintenant j’avais sujet peut-être de me livrer aux fureurs que je m’étais permises sans cause et sans nécessité. Il y eut entre nous d’affreuses scènes, auxquelles je ne gagnai rien ; alors enfin je sentis que je l’aimais véritablement et que je ne pouvais me passer d’elle. Ma passion s’accrut et prit toutes les formes dont elle est susceptible en de pareilles circonstances ; je finis même par prendre à mon tour le rôle de la jeune fille ; je mis tout en usage pour lui être agréable, pour lui procurer, même par d’autres, quelques plaisirs, car je ne pouvais renoncer à l’espoir de regagner son cœur. Mais il était trop tard ; elle était décidément perdue pour moi ; et la fureur avec laquelle je me punis moi-même de ma faute, en m’infligeant avec une violence insensée des tortures physiques, pour me causer quelques souffrances morales, a beaucoup contribué aux douleurs corporelles dans lesquelles j’ai perdu quelques-unes de mes plus belles années : peut-être même la perte d’Annette m’aurait-elle été absolument fatale, si je