Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/81

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en résulta les rapports les meilleurs, et le compère et la commère ligués ensemble obtinrent tout ce qu’ils voulaient. Si l’on avait pu, comme j’ai dit, égayer mon père, cette situation nouvelle eût été peu gênante. Le comte montrait le désintéressement le plus austère. Il refusait jusqu’aux présents qui étaient dus à sa charge ; les moindres choses qui auraient pu ressembler à la corruption étaient refusées avec colère et même attiraient des châtiments. Ses gens avaient reçu l’ordre sévère de ne pas occasionner au maître la plus légère dépense. En revanche, les enfants avaient une large part de son dessert. À cette occasion, je rapporterai, pour donner une idée de la simplicité de ce temps-là, qu’un jour notre mère nous affligea fort, en répandant les glaces qu’on nous envoyait de la table du comte, parce qu’il lai semblait impossible que l’estomac pût supporter de véritable glace, toute sucrée qu’elle était.

Outre ces friandises, qu’insensiblement nous apprîmes fort bien à goûter et à supporter, il nous parut très-agréable d’être un peu délivrés de nos leçons, si exactes, et de notre sévère discipline. La mauvaise humeur de notre père augmentait ; il ne pouvait se résigner à une chose inévitable. Combien il tourmentait et lui-même et notre mère et notre compère ; les conseillers, tous ses amis, pour que du moins on le délivrât du comte ! Vainement lui faisait-on envisager que la présence d’un tel homme chez lui était, dans les circonstances données, un véritable bienfait ; qu’une succession perpétuelle d’officiers ou de simples soldats suivrait le déplacement du comte. Aucun de ces arguments n’avait de prise sur lui : le présent lui semblait si insupportable, que son mécontentement ne lui permettait pas de voir ce qui pourrait s’ensuivre de pire.

Par là fut paralysée son activité, qu’il était accoutumé à diriger sur nous principalement. Les devoirs qu’il nous avait prescrits, il ne nous en demandait plus compte avec son exactitude ordinaire, et nous faisions tout notre possible pour satisfaire, soit à la maison soit dans les rues, notre curiosité de voir des manœuvres militaires et d’autres événements publics, ce qui nous était d’autant plus facile, que la porte de la maison, ouverte jour et nuit, était gardée par des sentinelles qui ne s’occupaient nullement des allées et des venues d’enfants inquiets.