Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/99

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à quelque distance et qui savait toute l’affaire, fut assez malin pour ne pas remuer. Mais le comte poursuivit fort gaiement : « Par exemple, monsieur, comment vous nommez-vous ? — Spangenberg. — Et moi je m’appelle Thorane. Spangenberg,que voulez-vous à Thorane ? A présent asseyons-nous. L’affaire sera bientôt réglée. » En effet, elle le fut bientôt, à la grande satisfaction de celui que j’ai nommé ici Spangenberg ; et, le même soir, l’histoire fut non-seulement racontée, mais représentée, avec toutes les circonstances et tous les gestes, dans notre cercle de famille par le malicieux interprète.

Après ces inquiétudes, ces troubles et ces tourments, reparut bientôt la sécurité et l’insouciance avec laquelle les enfants surtout vivent au jour le jour, pour peu que la situation soit passable. Ma passion pour le théâtre français croissait à chaque représentation. Je ne manquais pas une soirée, et pourtant, chaque fois qu’après le spectacle je revenais prendre part tardivement au souper de famille, et qu’il me fallait bien souvent me contenter de quelques restes, j’avais à essuyer les éternels reproches de mon père, que le théâtre ne servait à rien et ne pouvait mènera rien. J’alléguais d’ordinaire tous les arguments que les défenseurs du théâtre ont sous la main, lorsqu’ils se trouvent dans l’embarras où j’étais. Le vice heureux et la vertu malheureuse étaient à la fin remis en équilibre par la justice poétique. Je relevais très-vivement les beaux exemples de transgressions punies, Miss Sara Sampson et le Marchand de Londres ; mais j’avais souvent le dessous, quand les Fourberies de Scapin et autres pièces pareilles étaient sur l’affiche, et que je devais m’entendre reprocher le plaisir que prend le public aux tromperies de valets intrigants et à l’heureuse réussite des folies de jeunes débauchés. De part et d’autre, on ne se persuadait point ; mais mon père se réconcilia bientôt avec le théâtre, quand il vit que je faisais dans la langue française des progrès incroyables.

C’est chez l’homme une disposition naturelle d’aimer mieux à entreprendre lui-même ce qu’il voit faire, qu’il en ait le talent ou qu’il ne l’ait pas. J’eus bientôt parcouru tout le champ de la scène française ; plusieurs pièces avaient déjà reparu deux ou trois fois ; depuis la plus noble tragédie jusqu’à la petite pièce