Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/145

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pour produire la précieuse liqueur. Toute colline bien exposée était mise à profit ; mais bientôt nous admirâmes au bord de la rivière des rochers abrupts, dont les arêtes étroites, saillantes, faisant l’office de terrasses naturelles, portaient de la vigne, qui y réussissait parfaitement.

Nous abordâmes à une jolie auberge, où nous fûmes bien reçus par une vieille hôtesse, qui se plaignit des incommodités qu’elle avait eu à souffrir, et faisait surtout des imprécations contre les émigrés. Elle avait vu bien souvent avec horreur, à sa table d’hôte, ces ennemis de Dieu se jeter le pain à la tête en boulettes et en petits morceaux, en sorte qu’elle et ses servantes l’avaient ensuite balayé en pleurant.

Nous descendîmes ainsi heureusement la rivière jusqu’à l’heure du crépuscule, où nous nous vîmes engagés dans les méandres qu’elle forme en avançant vers les hauteurs de Montréal. Nous fûmes surpris par la nuit avant de pouvoir aborder à Trarbach ou seulement de l’apercevoir. L’obscurité était profonde. Nous nous savions resserrés entre des rives plus ou moins escarpées, quand un orage, qui s’était déjà annoncé derrière nous, éclata avec une violence soutenue. La rivière s’enfla par le vent contraire, dont les mugissements furieux alternaient avec des bourrasques rebondissantes ; flots après flots jaillissaient par-dessus la nacelle ; nous étions trempés. Le batelier ne cachait point son embarras ; le danger semblait toujours grandir, et la situation était critique au plus haut point, quand le brave homme nous assura qu’il ne savait où il était, ni de quel côté il devait gouverner. Notre compagnon de voyage ne disait mot ; j’étais recueilli en moi-même ; noire barque flottait dans une obscurité profonde ; seulement il me semblait quelquefois que des masses encore plus noires que le ciel sombre se laissaient voir sur nos têtes. Cela donnait peu d’espoir et d’assurance ; à se sentir enfermé entre la terre et les rochers, on éprouvait toujours plus d’angoisse. Nous fûmes ainsi ballottés longtemps dans les ténèbres : enfin une lumière se montra dans le lointain et nous rendit l’espérance. On gouverne, on rame de ce côté ; Paul y déploie toute ses forces, et nous abordons heureusement à Trarbach, où l’on nous offre aussitôt dans une auberge passable une poule au riz. Mais un