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aux yeux sans éducation. Le Beau est ce que votre maîtresse et votre bonne trouvent d’instinct affreux.

11 mai. — On sonne. C’est Flaubert, à qui on a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse de la collection. Il nous conte ses embarras au sujet de son roman carthaginois : il n’y a rien. Pour retrouver, il faut inventer du vraisemblable… Et il se met à regarder avec le plaisir exubérant d’un enfant qui contemple une boutique de joujoux, et il s’amuse une grande heure à voir nos cartons, nos livres, nos petits musées.

Flaubert ressemble extraordinairement aux portraits de Frédérick Lemaître jeune. Il est très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. Il passe quatre ou cinq mois à Paris, n’allant nulle part, voyant seulement quelques amis, menant la vie d’ours que nous menons tous, Saint-Victor comme lui, et nous comme Saint-Victor.

Cette ourserie de l’homme de lettres au XIXe siècle est curieuse, quand on la compare à la vie mondaine des littérateurs du XVIIIe siècle, de Diderot à Marmontel. La bourgeoisie de l’heure actuelle ne recherche guère l’homme de lettres que lorsqu’il est disposé à accepter le rôle de bête curieuse, de bouffon ou de cicérone à l’étranger.