Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veux gris, aux yeux rouges de larmes, m’interpelle, poussée par l’expansion bavarde du chagrin chez la femme : « N’est-ce pas que c’est triste, monsieur, moi, j’ai un fils blessé et prisonnier à Dantzig… Il m’écrit qu’il est bien mal, qu’il fait froid là, comme au cœur de l’hiver… Je lui ai envoyé 40 francs, il ne les a pas reçus… Je ne puis lui en envoyer, je n’ai plus rien… Mon mari part ce soir… et j’ai une fille qui est toujours malade. »

Je m’enfonce un peu dans le parc : personne, sauf un zouave qui se lave mélancoliquement les pieds, au milieu des gigantesques grenouilles de pierre de la cascade, et dans le lointain le passage de voyous, armés de fusils et de pistolets, partant braconner, et dont j’entends bientôt les coups de feu.

Sur le boulevard des Italiens, dans la fermeture de tous les magasins, à l’exception des deux boutiques de l’armurier Marquis, et de l’arquebusier, son voisin, il fait presque nuit noire. Dans cette obscurité, quelques promeneurs vaguent à petits pas, avec des regards ennuyés qui s’arrêtent, un moment, sur les nouvelles industries en plein air du jour : les marchands de cannes à épée, les marchands de gourdes, les marchands de plastrons de cuir à l’épreuve de la baïonnette. Sur une petite table, un juif vend des numéros de képis, et des aiguilles à nettoyer les chassepots.

Il y a toujours l’éternel rassemblement au coin de la rue Drouot, et dans le foyer de lumière que fait le gaz des cafés à l’entrée du passage Jouffroy, au-dessus des képis qui coiffent toutes les têtes, se ba-