Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/102

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dinaire de la fabrique. Tous les ouvriers semblaient contents ; on courait d’un atelier à l’autre. Les voix étaient excitées, les visages satisfaits et joyeux ; dans l’air plein de suie, on sentait comme un souffle d’audace et de vaillance. Tantôt d’un coin, tantôt d’un autre, partaient des exclamations approbatives, des railleries, parfois des menaces. Les jeunes gens surtout étaient animés ; plus prudents, les ouvriers âgés se contentaient de sourire. Les chefs et les contremaîtres allaient et venaient, l’air soucieux ; des agents de police accouraient ; à leur vue les travailleurs se séparaient lentement, ou, s’ils restaient sur place, se taisaient et regardaient sans mot dire les visages irrités et furieux des policiers.

Tous les ouvriers semblaient d’une propreté excessive. La haute silhouette de l’aîné des Goussev apparaissait çà et là ; son frère le suivait de près en riant.

Un maître menuisier nommé Vavilov et le pointeur Isaïe passèrent devant la mère sans se hâter. Ce dernier, un petit gros, avait rejeté la tête en arrière et penché le cou à gauche ; il regardait le visage impassible et boursouflé du menuisier, en hochant le menton ; il dit vivement :

— Voyez, Ivan Ivanovitch, ils rient, ils sont satisfaits, quoique cette affaire ait rapport à la destruction de l’Empire, comme l’a dit M. le Directeur. Ce n’est pas sarcler, mais labourer qu’il faudrait…

Vavilov, les bras croisés derrière le dos, serrait ses doigts avec force.

— Imprimez tout ce que vous voulez, fils de chiens, fit-il à haute voix, mais n’essayez pas de parler de moi !

Vassili Goussev s’approcha de la mère en déclarant :

— Donne-moi à manger, ta marchandise est bonne…

Puis, baissant la voix, il ajouta en clignant de l’œil :

— Vous voyez ! le but est atteint… c’est bien ! C’est très bien, petite mère !

La mère lui fit un signe de tête amical. Elle était heureuse de voir ce gaillard, le pire garnement du faubourg, lui parler en secret avec tant de politesse ; à la vue de la fièvre de la fabrique, elle se disait, heureuse :

— Et dire que si je n’avais pas été là !…