Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/52

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rougie par l’effort, et demanda en effilant sa moustache de ses deux mains :

— Et comment est-ce que je parle ?

— Mais comme si jamais personne ne vous avait offensé !

Il se leva, s’approcha de la mère et, ayant secoué la tête, il repartit en souriant :

— Y a-t-il au monde une âme qui ne soit pas offensée ? Mais on m’a déjà tellement outragé que je suis las de me mettre en colère. Que faire, puisque les gens ne peuvent agir autrement ? Les outrages me gênent beaucoup, ils m’empêchent de faire mon ouvrage… mais on ne peut pas les éviter et, quand on s’y arrête, on perd son temps. Telle est la vie ! Autrefois, je me fâchais contre les gens… puis quand la réflexion est venue, j’ai vu qu’ils avaient tous le cœur brisé. Chacun a peur d’être frappé par son voisin, aussi tâche-t-il de le frapper le premier. La vie est ainsi, petite mère !

Ses phrases se déroulaient tranquillement et faisaient s’évanouir l’anxiété de la mère. Les yeux bombés de l’homme souriaient, lumineux et tristes ; toute sa personne était souple et élastique, quoique dégingandée.

La mère soupira et dit avec ardeur :

— Que Dieu vous donne le bonheur, mon André !

Le Petit-Russien retourna au samovar, s’accroupit de nouveau et marmotta :

— Si on me donne le bonheur, je ne le refuserai pas, mais je ne le demanderai pas et je ne le prendrai jamais !

Et il se mit à siffler.

Pavel revint de la cour.

— On ne trouvera rien ! dit-il d’un ton assuré.

Il commença sa toilette. Puis, il ajouta en s’essuyant soigneusement les mains :

— Si vous leur montrez que vous avez peur, maman, ils se diront qu’il y a quelque chose. Et nous n’avons encore rien fait… rien ! Vous le savez vous-même, nous ne voulons rien de mal ; la vérité et la justice sont de notre côté, nous travaillerons pour elles toute notre vie : voilà notre crime ! Pourquoi donc trembler ?

— Je prendrai courage, Pavel, promit-elle.

Puis, tout aussitôt, elle s’écria avec angoisse :

— S’ « ils » venaient seulement tout de suite !