Page:Goudeau — Dix ans de bohème, 1888.djvu/115

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paraissent plus titaniques, non, non, non ! C’étaient des êtres qui buvaient, mangeaient, se mouvaient, aimaient à la façon ordinaire ; néanmoins ils semblaient posséder en eux-mêmes une confiance inouïe que je trouvais supérieure. Évidemment, c’était l’infériorité des voisins qui les grandissait ainsi. Et moi, ed’io anché, je pouvais grandir devant les inférieurs, et les molester, et les tenir sous ma coupe. Cela me donnait de l’allure. Et, toutefois — admirez la contradiction ! — j’éprouvais toujours un vague remords à me moquer des faibles et des petits. Une bonté naturelle — bonté bête ! — me forçait à les plaindre. Je fis même des excuses à ce pauvre diable de contrôleur que j’avais malmené.

De là naquit en moi, au lieu de la haine sociale, haine que j’aurais pu concevoir contre les détenteurs de la publicité, contre les égoïstes qui ne voyaient qu’eux et leurs camarades, d’après cet axiome du poète Gilbert : Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis ! au lieu d’une fureur contre le mauvais état actuel de la chance, oui, naquit en moi une tendresse pour les humbles poètes qui, pauvres honteux de l’idéal, se consument en des man-